par Wim van Binsbergen

La chambre de Mary

ou comment devenir consommatrice a Francistown, Botswana

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© 1997-2002 Wim van Binsbergen*

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W.M.J. van Binsbergen, ‘La chambre de Mary, ou comment devenir consommatrice a Francistown, Botswana’, in: de Lame, D., & Zabus, C., 2000, eds., Changements au feminin en Afrique noire: Anthropologie et literature, vol I., Anthropologie, Paris: L’Harmattan, pp. 37-85

Introduction

Le texte qu’on va lire a ete ecrit dans l’espoir d’apporter une contribution au domaine grandissant de l’ethnographie de la consommation et du consumerisme propres a certains pays du “Sud” (cf. Appadurai 1986; Baudrillard 1968, 1970; Burke 1990; Friedman 1994; Miller 1987, 1994, 1995a, 1995b, 1995c). Ma strategie ne consiste pas a me centrer sur un groupe localise de gens, sur leurs coutumes, leurs objets usuels et leurs conceptions du monde. Je presente, sous la forme d’un recit, les modeles types de consumerisme tels qu’ils emergent dans une ville de l’Afrique australe, Francistown en l’occurrence. On va voir ces modeles s’agencer autour des experiences personnelles d’une jeune femme, Mary, suivie au long du chemin qu’elle a parcouru depuis sa condition de petite villageoise jusqu’a l’etat de consommatrice urbaine debutante. Mary n’est pas un personnage fictif, mais bien une personne reelle, en tous points situee historiquement. La description que je donne de sa vie est basee sur une observation participante et des interviews de premiere main, l’ensemble s’etant deroule sur plus de cinq ans. En d’autres mots, la methode dite “du cas etendu”, aujourd’hui consacree par l’usage, a ete la source principale de mon inspiration methodologique.

            Au fur et a mesure que mon argumentation se developpera, je vais esquisser l’esthetique des objets manufactures du consumerisme, bien que j’aie peu a dire quant a la question, egalement importante, du desir que ces objets peuvent inspirer a ceux qu’on appelle, peut-etre un peu vite, “consommateurs”. Je commenterai les parametres macro-economiques qui servent de cadre a la ville de Francistown autour de 1990. Me focalisant comme je le fais sur les experiences d’une seule et unique personne, je puis difficilement m’etendre sur la proliferation concrete des distinctions et des gouts, comme sur l’association de configurations particulieres de ces traits avec les groupements sociaux emergents, etc., excepte dans la mesure ou il s’agit de notre protagoniste elle-meme et de sa progression a travers un nombre tres limite d’identites et de groupes de reference et ceci, au cours des seules annees que couvre mon argumentation. Mon ethnographie represente, au contraire, une tendance socio-anthropologique nettement conservatrice, mettant l’accent davantage sur les facteurs sociaux relationnels que sur les significations symboliques et l’esthetique. Sans aucun doute, ceci constitue l’un de ses defauts. Mon intuition ethnographique me dit pourtant que c’est a condition de replacer les nouveaux consommateurs dans leur situation sociale totale que nous pouvons esperer saisir, au niveau subjectif et anecdotique, les facteurs qui ont fait d’eux de tels consommateurs. Comme cette transformation des individus en consommateurs est l’expression de mouvements globaux tres largement independants de la conscience qu’en ont les acteurs eux-memes, et surtout ceux habitant la peripherie comme Mary, une telle approche ethnographique demande bien evidemment a etre completee par une analyse plus structurale en termes de globalisation, de macro-economie et d’esthetique de l’objet manufacture.

            Quels que soient les defauts de mon etude du cas de Mary, je rapelle, a ma decharge, qu’on ne peut obtenir une telle quantite de details biographiques et personnels que d’un fort petit nombre de gens. Le procede du cas etendu ne pretend pas presenter un cas exemplaire car, a ce niveau de specificite, chaque individu d’une societe est unique. Son but[1] n’est meme pas de presenter un cas typique, mais bien de mettre au jour les structures, les principes dynamiques, les contradictions et les conflits inherents au processus social constituant une societe. De la facon analogue, la structure d’un paysage peut etre mise a jour (du moins partiellement) par une deambulation dans ce paysage, et cela independamment de la personnalite du voyageur, et meme de la nature inhabituelle de son itineraire.

            En fait, au-dela du cas de Mary, j’ai rassemble un abondant materiel quantitatif sur le meme sujet, par le biais de l’observation participante menee au domicile de toute une serie de gens, ainsi que par l’etude intensive d’un echantillon de 200 Francistowniens adultes. Cependant, avant de pouvoir interpreter de facon convenable et convaincante ce materiel plus vaste, on a necessairement besoin d’une appreciation des processus sociaux et symboliques qui y sont impliques, et egalement des dilemmes et des choix des acteurs eux-memes. Le texte qui va suivre est un pas dans cette direction.

Francistown

Fondee il y a plus de cent ans, Francistown (cf. Kerven 1976, Schapera 1971, Tapela 1976) — ainsi appelee en souvenir d’un des premiers concessionnaires d’une mine d’or dans la region — est parmi les plus anciennes de ces villes de l’interieur des terres situees en Afrique australe au nord du fleuve Limpopo. Jusqu’a l’independance du Botswana (1966), elle est restee largement aux mains d’entreprises gerees par des Blancs. La Compagnie Tati y dominait, ayant etendu rapidement ses activites d’exploitation aurifere d’origine, d’une part a l’elevage en grand du betail (transformant de ce fait la plupart des Africains habitant le district — auquel on donnait le nom de “district Tati”, devenu aujourd’hui district du Nord-Est — en locataires ou en squatters des terres de cette Compagnie), et d’autre part au commerce de gros et de detail. Pour ce dernier type d’activites, Francistown etait le centre tout designe, tete de ligne du chemin de fer vers le nord reliant l’Afrique du Sud au Zimbabwe, a la Zambie et au Congo.

            Cette position geographique strategique a fait egalement de Francistown la plaque tournante des mouvements de migration de main d’oeuvre miniere entre les pays du nord et le Witwatersrand sud-africain. La population masculine du district meme tendait, pour sa part, a se tenir a l’ecart de la ville. L’ikalanga parle dans les campagnes environnantes n’est jamais devenu la langue vehiculaire entre les citadins: c’est le setswana national qui est utilise a la place. Il n’en va pas de meme, cependant, de la population feminine. Pourvoir aux besoins (en nourriture, biere ou compagnie — avec des degres divers de permanence et de propriete) du flux relativement important des migrants, et en particulier de ceux se trouvant sur le chemin du retour, devint un episode usuel (quoique loin d’etre general) dans la carriere des femmes du district (cf. Cooper n.d., Kerven 1979, Larsson 1989, Procek 1993, Tsimako 1980). De fait, beaucoup de ces migrants venant d’Afrique du Sud finirent par s’installer definitivement a Francistown ou dans les villages de la peripherie immediate, sans idee de remonter jusqu’a leur pays natal plus au nord.

            Il a resulte de tout ceci que, a peu pres comme Lobatse (mais a l’oppose de la plupart des autres centres de peuplement du Botswana de taille comparable, lesquels, jusqu’a tout recemment, ont surtout ete des capitales tribales[2], Francistown developpe des traits caracteristiques de l’urbanisme de l’Afrique australe tres tot dans son histoire. Voici une liste de quelques-uns de ces traits:

     En contraste avec un secteur informel relativement faible (dont souvent, soit dit entre parentheses, les produits ne repondent pas aux standards du gout citadin), le secteur de l’emploi formel est fort developpe. Les anciens modeles racistes, autoritaires et monopolistiques de l’Afrique du Sud et de la Compagnie Tati, qui ont donne leur forme aux modes contemporains de direction, persistent dans des relations hierarchiques rigides entre les salaries et la direction, une identification limitee des travailleurs aux interets de leurs employeurs, comme aussi de frequents litiges relevant de l’instance etatique qu’est l’Office du Travail.

     Le meme type de mauvaise communication et de malaise s’est repandu a Francistown partout ou les Africains ont a faire face en tant qu’individus a des organisations formelles: le domaine de l’education, celui des contacts entre clients et fonctionnaires dans les bureaux officiels, et enfin surtout celui des rapports entre les acheteurs africains et ceux qui, blancs ou indiens, sont proprietaires des magasins de detail.

     Le commerce de detail est des plus important parce que, en raison du manque relatif — mais non de l’absence — de continuite qui caracterise les liens sociaux et economiques entre Francistown et les zones rurales environnantes, et l’absence d’horticulture urbaine, la plus grande partie de l’alimentation consommee par les citadins africains ne vient pas d’une production rurale de subsistance, mais est achetee dans le secteur formel de la ville. Bien entendu, il s’agit d’une situation tout a fait courante en Afrique australe, et de plus en plus frequente dans toute l’Afrique urbaine.

     Il existe une forte animosite ethnique entre, d’une part, les Kalanga qui parlent l’ikalanga ou les Khurutshe dont la langue est le tswana (les deux groupes “hotes” de la ville) et, d’autre part, plusieurs autres groupes parlant le tswana ou le ndebele, et qui viennent de regions plus lointaines (cf. van Binsbergen 1994, 1995).

     On trouve une multitude de bars formels et de shebeens[3] informels, une foule d’eglises independantes et de partis politiques poussant partout comme des champignons, tandis qu’une multiplicite de styles de vie — lies a des criteres de classes — se fait progressivement jour.

     Les canons de la mode, appliques d’abord tout e qui touche a l’apparence personnelle (vetements, coiffure et maquillage), s’etendent en outre au domaine de l’expression identitaire dans la consommation de la musique mecanique et electronique “moderne” (en provenance surtout d’Afrique du Sud, ou elle est due a des orchestres africains urbains).

 

Fig. 1. L’entree de Francistown depuis la grand-route qui conduit vers le nord et le Zimbabwe: Blue Jacket Street, 1988, avec ses batiments recemment construits pour le commerce de detail. (cliquez pour ouvrir l'image)

 

     La culture publique de Francistown a toujours ete une culture de migrants et une culture “moderne”, dans laquelle les elements ruraux et historiques, loin d’etre totalement absents, ne sont toutefois admis le plus souvent que de maniere fragmentee et decontextualisee, pour ne se deployer qu’au sein de cadres intimes, a l’abri des regards trop curieux et loin du centre-ville. Les consequence de ceci sont diverses. Les maisons bien achevees, c’est-a-dire qu’embellissent des cuisines/verandas (lolwapa en tswana, nsha en ikalanga) a moitie fermees par une basse palissade en torchis et decorees de peintures murales, ne peuvent etre vues que dans les zones squattees de la peripherie de Francistown, et sont meme interdites aujourd’hui de facon explicite dans les zones residentielles; les plaisanteries inter-ethniques typiques et les chants traditionnels ne s’entendent que dans des shebeens prives, quand l’heure est tardive et que la consommation d’alcool a fortement abaisse le seuil des inhibitions; le rattachement des Kalanga au culte mwali, en ville comme dans les villages, reste un secret a ne jamais devoiler en public, et nul parmi les inities ne peut en discuter avec des non-membres; enfin, les riches services cultuels et therapeutiques urbains qui pourvoient aux besoins individuels en marge de l’Eglise chretienne ne sont, de la meme facon, signales par rien dans l’espace public, et ils peuvent passer totalement inapercus dans le centre-ville, bien qu’ils se manifestent a l’occasion dans les bas quartiers par des battements nocturnes de tambours et de furtives processions en costumes rituels.

Avant 1966, la population africaine de Francistown etait composee principalement de dizaines de milliers de squatters, sans droit legal a l’occupation des terrains sur lesquels se trouvaient leurs maisons (typiquement neo-traditionnelles, avec toits de chaume). Tres peu d’entre eux avaient acces aux nombreuses et vastes parcelles des beaux quartiers de la ville, avec leurs maisons de style europeen occupees par les employes des compagnies et les fonctionnaires blancs ou indiens. L’independance a mis un terme a la segregation residentielle selon des criteres raciaux, bien que, dans les faits, une segregation selon des criteres de classe se maintienne. D’autre part, les rares obstacles qu’avait rencontres auparavant le squattage des terres par la population africaine furent balayes suite a un nouvel afflux de migrants urbains. Autour de 1980, cependant, le ministere du Gouvernement local et des Territoires obtint de la Banque Mondiale les fonds necessaires pour une rationalisation complete de l’urbanisation. Les espaces squattes etaient planifies et convertis en parcelles d’habitation et de service. De plus, l’espace urbain residentiel s’accroissait de facon spectaculaire dans le cadre du projet de l’Agence d’entraide au logement, c’est-a-dire de la “Self-help Housing Agency” ou SHHA (Republique du Botswana 1983b). Ceci permit a plusieurs milliers de familles a petit budget de se batir a Francistown, sur base d’un pret sans interet, leurs propres maisons (avec un minimum de deux chambres), sous le rspect de normes officielles. Ces familles beneficiaires d’une parcelle de 400 m2, terrain auquel etait attache un bail de 90 ans pour autant que les nomres d’usage soient respectees et que l’impot mensuel de 8,25 Pula botswanais ( = 5 dollars US) soit paye regulierement. Les parcelles de la SHHA representaient une richesse a grande echelle, l’attribution des dites parcelles fut donc en partie detournee au profit de couches de population a moyens et hauts revenus. En outre, plusieurs des beneficiaires prevus dans le cadre du projet profiterent de l’occasion pour acquerir deux parcelles par famille nucleaire, et entrer ainsi dans les marches urbains extremement lucratifs de la location de logements et meme sur le marche foncier. Moyennant un leger investissement additionnel, on pouvait obtenir un titre de propriete perpetuel sur une parcelle de la SHHA.

            Francistown connut un boom economique apres l’independance. Elle devint un marche de gros pour le Zimbabwe et la Zambie, beneficia jusqu’en 1980 de la guerre de liberation du Zimbabwe tout proche et, jusque vers 1990, fut le centre d’une industrie jouissant du statut de zone franche au sein de l’union douaniere entre l’Afrique du Sud, le Botswana et le Swaziland. La ville attira des projets industriels de grande envergure, comme les immenses abattoirs et l’usine de soude Sowa Pan, generateurs d’effets multiplicateurs. La ville connut une formidable expansion des secteurs gouvernementaux, medicaux, educatifs et bancaires, de meme que celui du commerce de detail. Cette expansion etait bien dans la ligne des prouesses exceptionnelles du Botswana, lequel montrait une economie de croissance viable a long terme, basee sur les exportations de diamants et de viande et soutenue par un “bon gouvernement”, (systeme democratique multi-partite ininterrompu depuis l’independance, rapports impeccables en ce qui concerne le respect des droits de l’homme, constante redistribution du revenu national au benefice direct des masses en terme de facilites medicales et educationnelles, ceci permettant egalement de s’en assurer le support electoral). Le secteur formel du marche de l’emploi de Francistown s’accrut considerablement, tout en developpant quelques traits particuliers. En effet, en raison de la propension aux conflits professionnels de la main-d’oeuvre locale, les instances de direction ont eu tendance a favoriser le travail des femmes, meme pour des taches lourdes comme la maconnerie et le creusement de tranchees. Par ailleurs, en partie[4] a cause de l’histoire de la ville comme plaque tournante du travail migrant, ces memes femmes sont souvent chefs de familles monoparentales, subvenant seules aux besoins des enfants et du menage. Elles sont pour la plupart fortement proletarisees, sans liens economiques effectifs ou suffisamment bons avec leur famille d’origine et le monde rural, situation qui les rend relativement soumises et fiables dans le cadre de l’emploi urbain.

            Moyennant l’ensemble de ces circonstances, Francistown a pu absorber l’afflux massif recent de migrants d’un nouveau type, en provenance cette fois des regions rurales du pays, specialement des zones agricoles, c’est a dire le pays Kalanga situe au nord-est et dont fait partie la peripherie de Francistown. Dans ces regions, a l’inverse du reste du pays surtout pastoral, l’agriculture marque l’extension peripherique (quelque 100 km) de l’activite villageoise.

Cette brusque migration s’explique par l’effondrement du systeme agricole de ces cultivateurs, suite a des bouleversements tant des conditions climatiques que des conditions du marche.

            En raison, a la fois, et de cet afflux recent de nouveaux habitants, et de l’insecurite de residence propre a la periode coloniale, la population africaine actuelle de Francistown comprend beaucoup moins de citadins de naissance qu’on pourrait s’y attendre a une ville deja relativement ancienne. Parmi les adultes, la duree moyenne de residence depasse a peine dix ans. La majorite des adultes sont nes et ont grandi dans un village, pour ne gagner la ville qu’a la fin de l’adolescence ou meme plus tardivement. Il en resulte que Francistown presente le paradoxe d’une structure urbanistique solidement etablie et deployee selon toutes ses potentialites, mais hebergeant nue population en majorite recemment etablie et en cours d’ajustement a un habitat urbain.

Les logements de la SHHA comme point focal d’un certain type de consommation

Le boom qu’a connu Francistown ne devait pas durer, quoique le type de misere individuelle et collective habituelle dans tant d’autres pays africains y demeure jusqu’a ce jour une perspective vague et lointaine, et qu’on espere bien ne jamais atteindre. Autour de 1990, plusieurs nouvelles aires commerciales — avec de vastes supermarches et de petits magasins ou boutiques ou l’on peut trouver tout ce qu’on desire — avaient ete creees dans le but de rivaliser avec, voire de remplacer, les grands magasins a allure coloniale tenus par des Blancs ou des Indiens le long des deux arteres principales du centre-ville. Au milieu des annees 90, cependant, ces nouveaux centres commerciaux avaient deja des etages inoccupes et montraient des signes de delabrement. Aucune parcelle de la SHHA ne fut plus accordee apres le debut des annees 90.

            Il n’en reste pas moins que l’heritage de la SHHA a totalement modifie l’atmosphere generale de la ville. Les zones squattees, a la fois grouillantes de monde, confortables et bien ombragees, ont cede la place a de nouveaux quartiers residentiels, aux maisons a peu pres uniformes mais saines et solides. Leurs murs de blocs de beton gris grossierement rejointoyes au ciment, generalement laisses tels quels, sans nul revetement, les encadrements metalliques reglementaires des fenetres, et les rangees ironiques des petits batiments en brique que sont les toilettes a l’arriere des logis, tout cela n’inspire sans doute pas un sentiment de beaute, mais en tout cas revele un sens tres net d’accomplissement personnel et de fierte de la part des occupants, qu’ils soient locataires ou proprietaires.

            La “maison SHHA” est le symbole principal et eminemment tangible du Francistownien a bas revenu[5] transforme en consommateur moderne. Son esthetique minimaliste, liee au type de materiaux qu’impose le marche du batiment ainsi qu’aux reglementations gouvernementales touchant la construction, a quoi s’ajoute encore une severe rationalisation due a la tyrannie de l’arithmetique et de la geometrie), pousse rarement a un effort d’embellissement architectural son proprietaire-batisseur, qui s’avere obeissant et soumis: celui-ci n’ignore pas que le certificat octroye par la SHHA (souvent encadre et accroche fierement au mur) depend d’une conformite sans faille aux regles de la municipalite.

 

Fig. 2. Une “maison SHHA” en cours de construction: la regle graduee verticale temoigne de facon visible de la tyrannie de l’arithmetique et de la geometrie; la structure “traditionnelle” ou temporaire situee a l’arriere n’est plus toleree par la municipalite une fois la maison achevee (cliquez pour ouvrir l'image).

 

Dans cet etat de choses, la fierte des proprietaires est mitigee d’une part d’alienation. En effet, la logique bureaucratique (idealement) aveugle de la SHHA, les force a accepter comme plus proches voisins des gens d’une ethnie etrangere, voire ennemie, et de devoir subir, dans leurs habitudes d’hygiene, un manque genant d’intimite. Ainsi, c’est au vu et au su d’etrangers qu’il faut quitter la maison, traverser le jardinet et ouvrir la bruyante porte des toilettes, faite de tole ondulee, tout cela en portant a la main du papier W-C. (l’un des principaux articles de consommation a Francistown) ou des feuilles de papier journal, qu’on ne peut dans les deux cas laisser en reserve au cabinet par crainte des vols... Alors qu’il s’agit d’une routine urbaine assez commune dans toute l’Afrique australe et dans la partie meridionale de l’Afrique centrale, ce type de comportement est en totale opposition avec les usages, par exemple, des villages kalanga. En effet, alors que, meme dans les villages, les parcelles residentielles ont aujourd’hui ete nettement definies en unites de 40 m sur 40, les voisins y sont generalement des membres de la meme parente; d’autre part, les toilettes sont encore souvent considerees comme des endroits insolites et inutiles — quoique leur alternative, les buissons ou les broussailles, soit de plus en plus en regression. Il y a un autre probleme embarrassant, d’une toute autre nature mais concernant lui aussi directement la vie quotidienne: comment peut-on faire la cuisine sur un feu de bois, si la coutume desapprouve formellement le fait d’en allumer un dans un logis permanent et ferme, et si d’autre part le reglement de la SHHA interdit la construction d’une cuisine de type traditionnel, comme d’ailleurs “toute structure traditionnelle” de quelque type que ce soit, sur la parcelle ? Nos voisins immediats dans la zone residentielle Extension Somerset Est de la SHHA — voisins dont le terrain etait occupe presque dans son entierete par la carcasse, merveilleusement conservee et en parfait etat, d’un camion Mercedes quasi neuf mais qui avait ete conduit sans lubrification adequate, ce qui permettait de juger qu’ils n’etaient en tout cas pas des indigents, quel que soit le critere adopte —, ces voisins, donc, ne surent jamais resoudre ce probleme; et nous les vimes souvent, en pleine saison des pluies, cuisiner a l’air libre en bravant desesperement le vent et l’eau du ciel...

 

Fig. 3. Logements de la SHHA, Francistown (cliquez)

 

Est-il vrai de facon generale que les modeles derives de la vie dans les villages ne sont pas autorises a doter l’espace prive urbain d’une signification davantage “ancree” historiquement ? S’il en est ainsi, alors comment les habitants de Francistown font-ils pour donner un sens a ces constructions, leurs maisons de type SHHA, vestiges du boom des annees ‘80? Une partie de la reponse semble claire: ils le font en remplissant ces maisons de pieces de mobilier et d’autres articles de consommation durables, donc en transformant l’endroit vide qu’elles representent avec leurs murs de beton nu, en un espace d’ideaux, de reves concretises, d’efforts personnels et d’accomplissement de soi, dans la ligne indiquee par les modeles en question. Mais comment parviennent-ils a realiser tout cela, alors que leur revenu dans le secteur formel suffit a peine aux besoins en nourriture et habillement et au paiement de l’impot et de l’emprunt de la SHHA, ou du loyer pour qui n’est pas proprietaire de sa parcelle ? Voila quelques-unes des questions auxquelles le cas de Mary, traite sur le mode etendu, va nous permettre de suggerer quelques reponses provisoires.

Les tribulations de Mary

Mary, une jeune femme kalanga dont le nom est Dikeledi en tswana[6], a presque atteint ses dix-neuf ans lorsque, enceinte de plusieurs mois de son premier enfant, elle entre dans le champ de notre recherche au debut de 1989. Le hasard veut qu’elle a loue une chambre sur une parcelle de la SHHA situee juste a l’arriere de celle dont nous sommes nous-memes les locataires. Son visage renfrogne, sans maquillage, ses cheveux mal peignes et ses pieds a la plante calleuse debordant de sandales bon marche, tout dans son apparence trahit la villageoise qu’elle est encore. Pour avoir de quoi vivre jusqu’a sa maternite imminente, elle s’est contentee, comme seul luxe, de s’acheter un chapeau noir des plus simple; et, comme elle n’a pas encore vraiment decide de le garder, n’etant pas tout a fait certaine de pouvoir se le permettre et de ne pas finalement se voir forcee de le revendre — avec un leger benefice —, elle prefere porter ce fameux chapeau toujours protege de son emballage d’origine en cellophane. Dans Francistown, a cette epoque, un tel accoutrement n’avait rien de ridicule et ne pretait nullement a la moquerie. Le chapeau emballe est emblematique du premier seuil franchi par Mary, au moment ou nous la rencontrons, dans le developpement progressif de son attitude a l’egard des objets manufactures offerts par le marche, — dans sa trajectoire, donc, de future consommatrice urbaine.

            Nee et elevee dans l’un des villages qui forment la communaute rurale de Tutume situee a une centaine de kilometres au nord-ouest de Francistown, Mary avait a peine dix-sept ans lorsqu’elle debarqua dans cette ville. Elle y trouva un emploi sans difficulte, cuisinant et faisant la lessive pour les soldats celibataires cantonnes dans les casernes. Avant longtemps, elle noua des rapports plus intimes avec l’un d’eux, prenomme George, et se retrouva enceinte. Le soldat fut transfere a Gaborone, puis enrole peu apres dans un bataillon des forces internationales pour le maintien de la paix en Angola. Avec son poste fixe et bien remunere, il aurait pu subvenir aisement aux besoins de Mary et de l’enfant, mais la question d’un mariage possible fut a peine soulevee — et il demeura a jamais exclus de le faire poursuivre en dommages et interets: meme dans le Botswana democratique et respectueux des droits de l’Homme, les gens ont des raisons d’avoir peur de trainer des militaires en justice. En outre, Mary proclame qu’elle aime encore le soldat, bien qu’il se doive se passer des annees avant qu’elle ne le revoie a nouveau.

            Mary est une fille intelligente et resolue, mais aussi socialement blessee, qui a conscience de porter l’enorme fardeau d’un conflit personnel ayant son origine dans sa propre parente. A douze ans, encore totalement ignorante de la sexualite habituelle des filles kalanga de son age, elle fut violee par un etranger de passage, dans les champs bordant Tutume ou elle gardait les chevres. Le violeur fut juge, et l’experience n’a apparemment pas laisse de traces importantes dans la psyche de Mary. Quelques annees plus tard, ses seins ayant atteint leur plein epanouissement, un autre etranger pinca l’un d’eux avec tant de violence sadique, au moment ou elle sortait d’un magasin du village, que ce sein en resta, legerement, deforme de facon permanente; Mary est bien consciente de cette deformation, qui la gene fort. Ce ne sont pourtant pas des etrangers qui pesent le plus sur la vie de Mary mais de membres proches de sa parente, et non pas un viol et une agression physique, mais un rejet social. Son pere, TaLawrence, un traditionaliste acharne, vit avec une seconde epouse et plusieurs tout jeunes enfants dans une ferme importante de Tutume jouxtant les deux proprietes considerables des deux demi-freres aines de Mary. La mere de celle-ci, MaDikeledi, habite a un kilometre de la, seule et sans soutien materiel de son ex-mari, sur une parcelle adjacente a celles de ses propres freres, qui pour leur part ne l’aident pas davantage. De l’arthrite aux articulations de la hanche a fait d’elle une infirme permanente, inapte aux travaux agricoles. Mary est sa fille ainee, suivie d’un garcon, Ngalano, plus jeune de trois ans. Elle reussissait bien a l’ecole primaire mais son pere n’etant pas pret a contribuer au montant pourtant modeste des frais scolaires pratiques dans le Botswana actuel, elle dut quitter tres tot l’ecole. La secheresse bientot devenue chronique, la production agricole permit a peine de survivre, les minuscules troupeaux de chevres des fermiers constituant un maigre apport supplementaire. Dans ce contexte, le depart de Mary pour la ville se revele donc destine a fournir un soutien financier a sa mere et a son frere. La seule autre experience urbaine qu’elle ait, et qui est aussi sa seule autre experience de voyage, fut une visite de quelques jours a un autre frere de sa mere, Present, qui a un emploi de mecanicien automobile dans la capitale Gaborone, a 430 kilometres au sud de Francistown.

            L’unique contact de Mary a Francistown est aussi son contact initial, celui qu’elle prit a son arrivee avec la soeur de sa mere, MaJulia, une personne entreprenante et dynamique. Cele-ci, avec son mari, est parvenue a acquerir et a mettre en valeur une parcelle de la SHHA dans la zone residentielle Satellite Sud. Quand Mary debarque, le travail de construction est acheve (TaJulia est un macon professionnel) et la parcelle s’enorgueillit d’une maison de quatre chambres, d’un petit magasin de detail et de plusieurs chambres a louer. Il n’y a la, apparemment, pas de place pour Mary et, apres l’esclavage de son dur travail journalier dans les casernes, celle-ci en est reduite a dormir dans un abri de fortune, fait de branchages et d’herbe, qu’elle s’est amenage dans l’une des zones encore squattees. Les pluies sont abondantes en 1988 et, comme la plupart des autres maisons de ces zones, l’abri est emporte par le debordement des eaux du fleuve Tati. Pendant une courte periode, cet evenement semble une benediction deguisee du ciel car, en tant que “victime des inondations”, Mary se voit immediatement qualifiee pour l’attribution d’une parcelle de la SHHA, alors que d’autres gens se retrouvent sur des listes d’attente durant des annees. En raison du fait que la SHHA s’occupe principalement (et meme exclusivement, du moins sur le papier) des groupes sociaux aux revenus les plus bas, les femmes sont privilegiees parmi les beneficiaires prevus, de meme qu’elles le sont sur le marche de l’emploi de Francistown; et il n’est en consequence pas du tout exceptionnel qu’une fille celibataire de vingt ans a peine se construise et possede sa propre maison SHHA. Mais que connait une petite paysanne comme Mary, a ce stade, des complexes strategies de l’economie urbaine ? Sa tante s’y connait bien mieux, et il est decide que la parcelle de Mary, situee dans la zone qu’on appelle Extension Somerset Est, sera enregistree au nom de la tante en question — la parcelle deja mise en valeur de Satellite Sud etant egalement la propriete de celle-ci. Tandis que la tante et l’oncle ne perdent pas une minute pour construire les deux chambres et les toilettes separees qui viennent confirmer leur statut legal d’habitants, Mary passe le reste de sa grossesse dans une chambre louee des environs, sous les fumees du nouvel hopital Nyangabgwe, — ou d’ailleurs elle donnera bientot le jour a son enfant. C’est une fille et, avec optimisme, Mary lui donne pour nom Tatayaone, “Papa te verra”. Aussitot apres sa sortie de la maternite, elle retourne avec son bebe au village de sa mere, en emportant tout ce qu’elle a pu acheter sur son salaire: le cadre en fer de son lit, une couverture, quelques vetements, son chapeau enveloppe de cellophane, et un petit dressoir (un tiroir avec porte de verre coulissante) fabrique dans le secteur informel et destine a servir de support a ses deux tasses a the depareillees.

Diagramme 1. Genealogie.

Au Botswana, la periode postnatale est concue comme un temps rituel de reclusion pour la nouvelle accouchee, temps au cours duquel, de par son statut de motsetsi[7], elle est supposee concentrer toute son attention et ses soins a son nourrisson, mais egalement grossir, en refrenant ses envies d’activite tant productive que sexuelle. Si Mary s’est pliee au principe de cette reclusion, elle l’a aussi pratique employee a restaurer sa fierte et sa competence productives, restees en friche pendant son sejour urbain d’un an et demi. Laissant donc son bebe aux soins de sa mere, Mary s’est construit pour elle-meme, de ses propres mains, une maison de pieux de bois, d’argile et de chaume. Ensuite, et avec brio, elle a prepare les champs a l’automne, insistant pour les labourer elle-meme avec des boeufs qu’elle a empruntes a ses oncles maternels. Elle n’a rendu visite qu’une seule fois a la ferme de son pere, pourtant toute proche, ou on l’a fait se sentir une etrangere nullement bienvenue.

            Toutefois, cette periode relativement idyllique arrive bientot a sa fin. Meme utilisee de la facon la plus parcimonieuse possible (ce qui signifie pour Mary a l’epoque — et pendant ensuite de nombreuses annees encore — deux repas par jour, composes d’un simple plat de gruau d’avoine, generalement sans le moindre soupcon de legumes, pour ne pas parler de viande), l’argent gagne en ville est a la longue epuise; et Mary retourne donc a Francistown en gagner pour elle et ceux qui dependent d’elle: pour sa mere, dont l’arthrite est maintenant soignee, mais a un cout enorme, sous forme de repas sacrificiels, par l’Eglise apostolique de Saint-Jean (une Eglise independante locale); pour Tatayaone, dont les langes et vetements exigent le frequent usage de produits a lessiver ruineux; et pour Ngalano, frere de Mary, qui est toujours sans emploi.

            La parcelle de la tante de Mary dans l’Extension Somerset Est (parcelle qu’elle a donc approprie aux depens de Mary) comprend a present quatre chambres separees et — ceci presente comme une grande faveur — Mary est autorisee a en louer une, de 2 m carres sur 3, pour 40 Pula par mois, c’est-a-dire 10 Pula de moins que le prix courant du marche. Les parcelles d’alentour sont louees par des jeunes gens qui travaillent ou etudient a Francistown. Ce sont de parfaits etrangers pour Mary, originaires de regions et de groupes ethniques differents, mais elle a des rapports sans heurt avec eux, echangeant les menus services (surveillance des lieux, emprunts d’aliments ou d’ustensiles...) et les gestes et paroles habituels qui fixent l’usage entre cohabitants d’un meme quartier. Un garcon originaire de Tutume, lointain cousin de Mary et approchant la trentaine, occupe un logement voisin; il y anime une branche de l’Eglise apostolique de Saint-Jean, celle a laquelle appartient la mere de Mary, et celle-ci s’y joint bientot. En tant que robuste paysanne, elle n’a par ailleurs aucune difficulte a trouver de l’emploi dans le creusement de canalisations sur le site industriel de la Dumela, au nord de Francistown. Les conditions de travail sous les ordres des contremaitres sud-africains blancs sont teintees d’un autoritarisme anachronique. Les toilettes n’ont pas ete prevues sur le site, et, apres quelques mois, Mary est licenciee en meme temps qu’une compagne de travail parce qu’on decouvre qu’elles se sont eloignees dans le but d’uriner. Tremblante de rage, elle fait appel a moi, son voisin a l’epoque, et sur ma recommandation trouve un emploi aupres d’une de mes amies blanches qui dirige la Tswana Weaving, usine fabriquant des tapis ornementaux avec une main-d’oeuvre composee uniquement de femmes africaines. Plusieurs de celles-ci ont un niveau d’education similaire a celui de Mary, mais certaines ont termine des etudes secondaires inferieures ou ont meme continue plus loin.

Les fruits de la securite, ou comment on devient consommatrice

La securite de cet emploi, la relative bienveillance dans l’attitude de la direction, la formation sur le tas, l’accent mis sur les soins du corps[8], avec un laps de temps suffisant octroye dans ce but — ce qui se traduit pour les jeunes ouvrieres par une joyeuse seance de douche collective venant ponctuer chaque journee de travail —, le fait d’etre initiee quotidiennement aux subtiles strategies de la beaute, allant du maquillage a la coiffure et au choix des vetements — toutes ces circonstances se combinent pour operer une metamorphose chez Mary, a la fois comme jeune femme et comme consommatrice (cf. Pfau 1991). Elle decouvre que c’est en tres grande partie par la consommation — selon les criteres etablis par le groupe de reference que sont ses compagnes de travail — qu’elle sera capable de se construire elle-meme en tant que femme, d’une maniere dont elle n’aurait meme pas pu rever dans sa jeunesse a Tutume. La direction considere Mary comme trop paysanne pour devenir une tisseuse qualifiee, avec le sens sur des nuances de couleur et le controle parfait de la trame que cela requiert; on lui confie plutot la tache d’installer les fils sur les metiers a tisser, de preparer donc ceux-ci pour le travail des tisseuses. Elle prend grand plaisir a ce travail, peu ardu quoique essentiel. Elle jouit pleinement — au point d’en devenir tres dependante — de ce petit monde de femmes entre elles, fait de bavardages, de menues querelles, de partage de nourriture a l’occasion du repas de midi, de competitions sur le chic des habits ou la facon de prononcer correctement le setswana et d’en utiliser toute la richesse expressive, de courts sketches improvises ou la direction est secretement imitee et ridiculisee, de l’aide mutuelle donnee ou recue comme entre soeurs lorsque chacune cherche a se faire belle, et enfin du rituel de la douche prise en commun, avec la grande reassurance corporelle que procure la nudite des autres filles. Ses mains deviennent plus douces et ses pieds calleux plus tendres; elle apprend a dedaigner le dur travail physique ou elle trouvait sa fierte un an seulement auparavant; elle apprend a utiliser une lotion corporelle bon marche chaque fois qu’elle s’est lavee, et en vient a se servir de papier de toilette et de serviettes hygieniques jetables (au lieu d’un epais bandage fabrique avec du papier de toilette vole dans les W-C. de l’usine); elle devient experte dans les noms de marques, les prix et les modes d’emploi des produits de coiffure. D’impeccables “takkies” blanches (ou chaussures de sport) remplacent maintenant ses sandales. Le chapeau jadis tant aime, avec ou sans son emballage de cellophane, est a present reconnu par elle comme ayant totalement manque de chic. Elle rejoint graduellement les rangs de ces femmes qui parviennent a marcher au long des rues non pavees de la ville sans aucun signe visible de boue ou de poussiere sur leurs vetements ou leurs souliers. Appartiennent d’ailleurs a cette meme categorie de personnes (et il semble que ce soit la majorite des femmes de Francistown) celles qui — excepte avec le plus grand et le plus visible embarras, clairement non simule — ne peuvent imaginer le moindre deplacement hors de chez elles, pour aller de leur maison des faubourgs jusqu’au centre-ville ou meme pour faire une course les plus rapide et de la plus stricte necessite dans le quartier, sans une toilette soignee des pieds a la tete: magie de protection face a un environnement urbain fondamentalement inamical, c’est du moins ainsi que j’ai interprete ce fait, qui peut etre considere comme une veritable institution (van Binsbergen 1993).

Ajustements budgetaires

La facon dont Mary etablit son budget subit bientot des changements radicaux. Elle tente de rester fidele a son intention initiale de subvenir aux besoins de son enfant, de sa mere et de son frere, grace a l’argent qu’elle gagne a Francistown, mais ce but altruiste base sur les liens de parente entre en competition — en une lutte inegale — avec ses autres buts, qui concernent tous son desir de se definir comme personne, comme femme, parmi son nouveau groupe de reference qui est celui de ses compagnes de travail, mais aussi, bien qu’a un degre moindre, celui des habitants des parcelles voisines a la sienne, qu’elle cotoie regulierement. Elle reste amere au sujet des douteuses strategies de sa tante visant a l’appropriation de biens fonciers, strategies qu’elle a a present percees a jour. Les mots inamicaux de sa tante, lorsqu’elle s’est plainte du peu d’aide qu’elle recevait dans la situation precaire qui etait la sienne, lui tournent encore sans cesse en tete: “Toi, Dikeledi, tu n’es rien, et tu ne vaudras jamais rien.” Pour la premiere fois, Mary s’autorise a ressentir de facon consciente l’absence de soutien materiel venant de son pere, comme d’ailleurs de tout soutien moral de sa part: il l’a laissee tomber au moment ou il aurait pu choisir de lui epargner l’humiliation et la durete de ses premieres annees d’adulte. Tout en eprouvant de la compassion pour sa mere infirme, elle comprend que celle-ci, en prenant en charge Tatayaone, s’est assuree une sorte d’otage pour obliger Mary a continuer a la soutenir financierement; il faut 30 Pula par mois simplement pour nourrir Tatayaone et sa grand-mere, et 30 Pula supplementaires seraient encore necessaires si la petite fille devait “apprendre a chanter”, c’est-a-dire aller a la garderie scolaire du village. Le refus persistant du pere de Tatayaone de contribuer a l’entretien de l’enfant rend cet acces impossible. Mary continue a craindre de faire appel a la justice contre lui, pour la meme raison qu’elle n’avait pas reclame de dommages et interets lorsqu’il l’avait mise enceinte.[9] Mary ressent un certain malaise au sujet du cout des rituels de l’Eglise a laquelle appartient sa mere. Et, quoique elle ait eu, a Francistown, pendant de nombreuses annees, un amoureux qui etait a la tete d’une eglise chretienne independante, elle se sent mal a l’aise au sujet de ses propres experiences dans la branche urbaine, particulierement secrete et contraignante, de l’Eglise independante originaire de Tutume qu’elle a frequentee: “Si je ne suis meme pas autorisee a parler a ma propre mere des choses qui se passent dans cette eglise, je me sens contrainte, comme si je n’etait plus une personne.” Des commentateurs locaux ont suggere que les seances qui avaient lieu dans cette eglise, et dont il etait interdit de rien dire, pouvaient etre de nature sexuelle; elles auraient pu aussi froler la sorcellerie. (Sur cet aspect des Eglises de Francistown, cf. van Binsbergen 1993.) Cependant, ayant moi-meme vecu pres de l’Eglise en question et ayant frequente plusieurs de ses membres, je me suis personnellement forme l’opinion que ses activites etaient inoffensives, quoique exercant sur ses fideles une pression morale contraignante: le secret impose par les responsables religieux n’etait a mon sens qu’une strategie de cohesion. Quoi qu’il en soit, bien que Mary ait cesse rapidement de frequenter l’Eglise de Saint-Jean, elle n’en continue pas moins de rester fidele aux condamnations qu’elle y a entendues concernant l’alcool et la frequentation des discotheques, rejetant donc une large tranche de consommation potentielle — ceci au grand profit de ses finances et de son emploi du temps.

            Ainsi, alors que Mary a debute dans l’existence avec ce qui apparait comme une identite forte et adequate mais entierement tournee vers la vie rurale, se montrant parfaitement adaptee aux taches productives et reproductives definies pour elle par un environnement villageois, le caractere conflictuel de ces liens au village (le domaine de la parente) et, dans une moindre mesure, la religion chretienne comme institution officielle et organisee l’amenent a present a distraire une bonne part de son revenu du but proclame de soutenir sa famille rurale, et la poussent a devenir une citadine consommatrice. Ce qui lui arrive n’est pas tellement le resultat d’une resocialisation, l’implantation chez elle d’une nouvelle orientation de la personnalite, mais plus simplement une tentative d’adopter une nouvelle identite sociale qui soit a sa portee, et ceci par le biais d’aspirations nouvelles en relation avec le choix d’un groupe de reference different, radicalement urbain (compagnes de travail et cohabitants du voisinage). Une fois ce choix opere, entrer dans les roles de “consommatrice”, de “citadine” et de femme “moderne” , devient un processus assez rapide et assez aise.

 

Fig. 4. Echoppes sous licence legale dans la zone residentielle Extension Somerset Est, Francistown, 1989. (cliquez)

 

Bien entendu, il est inherent a la structure du marche de consommation que les aptitudes et les comportements requis pour etre reconnu avec plein succes comme un “consommateur” soient acquis du jour au lendemain. Le monde de la consommation reserve de multiples havres ou les consommateurs peuvent s’accoutumer a des niveaux d’accomplissement personnel varies. Pour sa part, Mary a continue d’etre intimidee quand elle fait ses courses dans les grands supermarches. Elle craint que son attitude devant les etalages ne demasque la paysanne qu’elle se sent encore et qui reapparait lorsqu’elle se couvre de ridicule en passant aux caisses comme ce fameux jour ou, voulant acheter une paire de chaussures pour sa fille, elle demanda en parfait anglais du Botswana “ou etait l’amie” de l’unique soulier qu’elle tenait a la main: le vendeur ne put s’empecher d’emettre de petits rires suffisants en l’imitant de facon moqueuse: “Amie ? Amie !”. D’habitude, Mary peut trouver les quelques articles de base necessaires a toute consommatrice moderne accomplie (a savoir, le shampooing, les serviettes hygieniques, le dentifrice, les lotions pour le corps, le papier de toilette, les briques de savon, ou meme les chaussures) — articles qui maintenant lui sont devenus indispensables — dans des endroits plus familiers et moins formels, comme les echoppes en plein vent de sa zone residentielle. Il existe egalement d’autres lieux commerciaux alternatifs, tels ces quelques grands magasins de style colonial subsistant encore dans la ville et qui ont satisfait les demandes et les gouts des Africains pendant des decennies. Leurs noms (Haskins et le Tati Company Store) sont des mots tout a fait usuels et familiers dans chaque foyer de Francistown, et ils peuvent se permettre d’etre legerement moins chers grace a un systeme de surveillance etroite, tres envahissant et d’une brutalite insultante, mais auquel la clientele, constituee uniquement d’Africains n’appartenant pas a l’elite, se soumet sans broncher, comme si le fait de se plier a ce genre de formalites avait le caractere d’une loi evidente, naturelle, allant de soi...

 

Fig. 5. La vitrine d’une boutique de Pep, typique des magasins de vetements a bon marche presents dans toute l’union douaniere de l’Afrique australe et qui fournissent la clientele des Africains a bas revenus (Francistown, 1998). (cliquez)

 

 

Fig. 6. Et si meme Pep ne parvient pas a mettre a l’aise le consommateur potentiel, ou pratique des prix inabortables, il y a toujours les points de vente en plein vent du secteur informel, comme ici les etals de ces femmes zezourou assises a l’avant-plan, ou les echoppes d’habillement situees a gauche de l’image, lesquelles n’ont que fort peu de rapport avec les magasins de Pep. (cliquez)

 

Le detournement graduel de son budget qu’opere Mary a pris de multiples formes. De facon tres generale, Mary s’est forge, a travers les experiences vecues par elle durant ces dernieres annees, l’ideal explicite d’une carriere personnelle a accomplir. Elle va montrer au monde entier, et en particulier a sa tante (et a son pere ?) qu’elle aussi peut etre une femme independante, accedant a une carriere source de gros salaire et l’estime sociale. Elle veut etre une enseignante, ou meme, mieux, une infirmiere pleinement qualifiee et diplomee par l’Etat. Elle n’a encore guere plus de vingt ans, et la politique educationnelle du Botswana impliquant un enseignement de niveau relativement bas et entierement subsidie, il n’est pas exclu pour elle de commencer l’ecole secondaire. Comme premiere etape, Mary s’inscrit a des cours du soir de sixieme degre primaire; deux ans apres, elle passe avec succes le septieme degre, et entre a l’ecole secondaire. Les frais scolaires s’elevent a 30 Pula par session. De plus, meme les eleves adultes qui frequentent les cours du soir sont obliges de porter un uniforme, ce qui signifie encore une depense supplementaire. Mary saisit cette opportunite de rendre ostensible son tout nouveau statut de diplomee d’ecole primaire, et porte son uniforme avec serieux et fierte plutot qu’avec gene et embarras. Ses soirees sont entierement occupees durant la semaine. Lorsqu’elle regagne sa chambre vers 9 h 30, c’est pour dormir. Le peu de vie sociale qu’elle a est limite aux week-ends, le moment ou elle fait sa lessive et range et nettoie sa chambre. Graduellement, elle se met a trouver penibles et fastidieuses les longues marches entre chez elle, l’usine et l’ecole (voir Fig. 7, ci-dessous); pour cette raison, mais aussi pour des motifs de securite, elle commence a prendre des taxis (a 1 Pula la course), du moins pour rentrer de l’ecole le soir. Comme il y a peu de temps prevu pour nouer des relations sociales avant et apres les cours, ses voisines de banc ne deviennent pas un groupe de reference comme l’ont fait ses compagnes de travail.

 

Fig. 7. Des travailleurs de Francistown rentrant chez eux le soir. (cliquez)

 

A cote de ce but professionnel maintenant bien defini, et des frais d’education qu’entraine necessairement la poursuite de celui-ci, Mary s’engage dans deux strategies budgetaires qui ont particulierement la faveur des consommateurs debutants de Francistown: le credit rotatif (ou motshelo) et le systeme d’achats avec paiements echelonnes.

Le motshelo, richesse a tour de role des pauvres organises

C’est parmi d’actuelles ou d’anciennes compagnes de travail que Mary trouve quelques jeunes femmes en qui elle peut avoir suffisamment confiance pour former avec elles un motshelo, c’est-a-dire un type d’arrangement mutuel avec credit rotatif. Il est habituel a Francistown que ce genre de groupe informel comprenne a peine une poignee de gens, ne meritant guere le nom d’“association” courant dans la litterature internationale. Le motshelo dont nous parlons ici a inclus initialement une seule femme en dehors de Mary; plus tard, il y en a eu deux. Voila comment le systeme fonctionne: au debut du mois, chaque participante contribue par une somme d’argent fixee a l’avance (50 Pula dans le cas present) a une caisse commune, dont beneficie entierement l’une des femmes. Le mois suivant, c’est une autre participante qui profite de l’aubaine, et ainsi de suite. Cet arrangement conduit certains mois a l’epargne forcee de sommes superieures a celles que mettrait d’elle-meme volontiers de cote une personne isolee mais procure en echange, certains autres mois, des sommes beaucoup plus importantes a depenser que ce que son revenu mensuel ne le permettrait (la frequence des mois ou l’on est ainsi beneficiaire depend bien sur directement du nombre de membres du motshelo). Les mois ou Mary doit contribuer a la caisse sans rien recevoir, le motshelo est une incitation de plus de ne se permettre aucun luxe, et a se contenter d’insipides repas de gruau d’avoine. Par contre, les mois ou la chance est pour elle, sont ceux ou elle acquiert des biens de consommation durables: l’uniforme scolaire, une robe supplementaire achete a une de ses compagnes de travail qui colporte des robes (le colportage est, parmi les femmes de Francistown, un moyen tout a fait admis d’augmenter ses revenus), une grande bassine pour se laver et faire la lessive, un grand essuie de toilette, et enfin un petit rechaud a gaz portatif, a un seul bruleur. Cet equipement reduit fortement le temps de preparation de ses repas le matin avant de partir et le soir entre le travail et l’ecole, et lui permet de cuisiner dans sa chambre au lieu de devoir aller dans la veranda centrale de la maison et d’y utiliser le poele a charbon de bois, lent et repute mal fonctionner par temps humide). Des articles occasionnels (vetements, chaussures) sont encore achetes pour Tatayaone, MaDikeledi et Ngalano, et de l’argent est envoye a Tutume pour leurs besoins quotidiens mais les intervalles entre ces envois destines a sa parente sont de plus en plus longs, et les sommes versees de moins en moins genereuses.

La chambre de Mary

Avec les articles recemment acquis, Mary fait beaucoup plus que realiser de precieuses economies et accroitre son confort, elle atteint un but plutot inattendu. Elle utilise, en effet, les biens de consommation de l’univers urbain pour transformer le minuscule et morne espace de beton de 2 m sur 3 qu’est la chambre louee, symbole des pressions et de l’abus de proches parents, et cela au nom meme des liens de parente consacres par le village, puisque comme nous savons, la parcelle entiere, dont elle ne loue qu’une toute petite partie, etait sienne avant que les parents en question ne la lui chipent. Elle utilise ces biens proprement urbains pour imbiber son bloc impersonnel de sens produits dans l’univers villageois de son enfance. Grace aux objets manufactures et aux comportements pratiques qu’ils induisent, Mary divise, de facon stricte et constante, son espace de vie en trois domaines bien delimites:

     la cuisine, situee le plus loin possible de la porte et marquee par le rechaud a gaz portatif;

     la salle de bains, situee, elle, le plus pres possible de la porte et marquee par la bassine;

     la chambre a coucher, constituee du seul lit place contre le long mur nord-ouest de la chambre, dans l’espace non occupe par les deux fonctions que sont la cuisson des repas et les ablutions.

Observee de l’exterieur — et vue donc comme obeissant en apparence a des regles auto-imposees et arbitraires —, Mary semble occuper sa chambre un peu comme si elle jouait a “la maison”. Mais, par les frontieres absolues qu’elle s’impose a elle-meme en disposant de facon stricte chaque objet dans l’espace — ne laissant ainsi jamais un essuie de toilette, de la nourriture ou une assiette toucher le lit, en ne permettant jamais qu’un essuie de cuisine franchisse la frontiere invisible de la “salle de bains” imaginaire, en s’interdisant de laisser trainer aucun vetement dans l’espace destine a la “cuisine” —, la jeune femme parvient, de facon creative et selective, miniaturiser l’espace fonctionnel rural. Utilisant les articles manufactures de la consommation comme marqueurs de fonctions et de significations, elle impose a sa chambre la structure qu’on trouve a la ferme TaLawrence, avec ses trois fonctions principales que representent d’abord la chambre de sejour/chambre a coucher, puis le lieu ou l’on fait la cuisine, et enfin l’endroit destine a se laver et a uriner.

            La fonction qui est absente, celle de la reserve a grains, est le signe que la chambre urbaine n’est pas un lieu de production mais uniquement de consommation; Mary garde son sac mensuel de gruau d’avoine (le seul produit alimentaire qui lui soit usuel, etant la base principale de sa nourriture) dans son “espace cuisine”, exactement comme au village de petites quantites de farine sont gardees dans le nsha apres le pilage des cereales descendues de la reserve.

Diagramme 2. La ferme kalanga de TaLawrence

Il est peut-etre un peu surprenant[10] d’assister en temoin a ce bricolage d’anciennes significations familieres et d’objets flambant neufs dans le processus d’apprentissage amenant une personne a devenir consommatrice. Cependant, il me semble que l’aspect le plus frappant de ce bricolage est que Mary ne tend pas a imiter avec nostalgie un monde rural. Au contraire, elle cree une alternative de son cru, et qui n’est plus mentalement localisee. Cette creation est apparue apres son rejet par son environnement villageois, et plus encore, apres son abandon delibere de cette reference, tandis qu’elle se formulait de nouveaux buts, dans un idiome plus large et mondialise. Ce sens d’une innovation citadine et consommatrice, plutot que celui d’une nostalgie rurale, s’est manifeste avec le plus d’evidence dans la piece maitresse de sa reorientation budgetaire: l’achat a temperament, au cours de sa seconde annee de travail a la Tswana Weaving, d’une couteuse garde-robe moderne (350 Pula).

Diagramme 3. Plan en coupe horizontale de la maison que TaJulia a construite sur la parcelle de Mary.

Le systeme des achats avec echelonnement des paiements: au-dela du motshelo

Francistown s’enorgueillit de deux importants grands magasins specialises dans la vente de meubles de style europeen a une clientele africaine: Furniture Mart et Town Talk. La destination des marchandises au secteur africain du marche du meuble transparait dans leurs prix nets relativement bas (meme si ceux-ci sont largement hypothetiques, voir infra), leurs designs demodes, la pietre qualite des materiaux utilises et leur vente — de facon preferentielle si pas exclusive — selon un systeme de paiements echelonnes. La direction de ces grands magasins ne se donne meme pas la peine d’afficher les prix au comptant, n’indiquant que les acomptes a verser par mois et le nombre de mois necessaires pour acquerir definitivement la marchandise. Que les interets payes au total selon de tels plans echelonnes tendent a etre usuraires ne frappe pas immediatement l’oeil. Le niveau des etablissements scolaires est bas, les standards d’education existant dans le Botswana d’avant l’independance aussi, un accent est mis depuis lors sur les ameliorations quantitatives plutot que qualitatives dans le domaine de l’enseignement, et l’introduction enfin de calculatrices portatives bon marche dans les annees 70, — tout ceci a pour consequence que peu d’habitants du Botswana actuel sont forts en calcul mental, a fortiori s’il s’agit de penetrer les arcanes de l’interet compose. Les vendeurs decouragent avec force tout client qui dit preferer payer comptant. Certes, le salaire de ces vendeurs est augmente d’un bonus a chaque vente realisee, mais on peu aussi se demander si les profits de la firme ne proviennent pas en premier chef, non du fait meme de l’ecoulement des marchandises, mais de la nage en eaux troubles de “requins” financiers, preteurs usuriers des clients.[11] En outre, selon les termes de ces plans de credit, les marchandises peuvent etre reclamees a l’occasion de tout retard dans les versements mensuels, et nombreux furent les cas ou des marchandises ont ete recuperees le dernier mois du plan de credit, alors qu’elles etaient donc presque entierement payees.

            Je ne connais personnellement qu’un seul cas — impliquant mon assistant de recherche M. Edward Mpoloka — ou, sur base d’une infraction a la loi reconnue par la cour de justice de Francistown, un client ait reussi a rentrer en possession de marchandises qu’il avait achetees et qu’il s’etait vu reprendre. Comme il n’avait pas effectue le tout dernier paiement du plan de credit qui les concernait, Town Talk s’est cru autorise a recuperer le mobilier de salon du logement municipal loue par M. Mpoloka, en profitant du fait que ce dernier etait parti travailler. Les meubles ont ete rendus dans la suite a leur proprietaire, qui s’est empresse d’emprunter l’argent necessaire au reglement du solde encore du. On peut voir quotidiennement le camion de la Town Talk sillonner ainsi les rues de Francistown, camion deteste par la population urbaine en raison de sa pratique notoire consistant a reprendre tot ou tard presque toutes les pieces de mobilier qu’il a un jour livrees.

            Comme tant d’autres aspects de l’economie moderne du Botswana, le systeme de la vente a temperament a son origine en Afrique du Sud, ou il a ete pendant des decennies un element de banale routine dans l’exploitation, tant par les Blancs que par les Indiens, des aspirations des Africains dans le domaine de la consommation. Le roman de Miriam Tlali intitule Muriel, base sur l’experience de l’auteur, pendant plusieurs annees, comme employee dans une firme du meme genre que celles mentionnees plus haut, presente une description eclairante des techniques commerciales et financieres manipulatrices qui sont en jeu dans un tel contexte.

 

Fig. 8. Le grand magasin Town Talk de Francistown. (cliquez)

 

Le systeme de vente a temperament instaure par ces firmes commerciales pourrait ressembler a un motshelo a grande echelle, devenu automatique et entierement depersonnalise. Incapables d’epargner d’abord pour acheter ensuite, les gens se lient eux-memes a l’obligation de se dessaisir de facon reguliere de sommes d’argent importantes; en echange, ils jouissent d’avantages materiels inaccessibles autrement. Dans les deux cas, ce type d’arrangement protege les individus contre toute revendication exterieure portant sur l’argent gagne. D’une part, les depenses de type strictement hedoniste, c’est-a-dire consacrees a la boisson et au sexe, cedent le pas a celles qui concernent le budget du menage; et d’autre part, aux proches parents qu’on a en ville ou au village, on peut toujours repondre tres sincerement qu’on n’a pas d’argent a leur donner, celui-ci ayant ete deja effectivement depense. Le motshelo et la vente a temperament contribuent ainsi tous deux fortement a l’edification de l’individu personnel (et de la famille nucleaire a la tete de laquelle il se trouve), aux depens a la fois, et d’une satisfaction a court terme de la sensualite, et d’obligations a long terme vis-a-vis de la parente. L’un et l’autre systemes entrainent egalement une transformation tres particuliere du sens du temps chez les individus: s’y combinent, en effet, l’experience d’avantages materiels differes et celle d’une obligation a long terme resultant de la repetition, a intervalles de temps fixes, de sacrifices financiers egalement fixes, mais conduisant a une liberation finale: un forme de culte negatif qui est attache a des significations ayant de facon eminente leur origine dans la notion de “foyer” ou de “chez soi” qu’on trouve dans un contexte a la fois capitaliste et calviniste.

            Mais la similitude entre les deux systemes s’arrete la. Ils sont en effet sanctionnes de facon toute differente. Dans le cas du motshelo, ce qui contraint chaque participant c’est la menace d’une disgrace sociale, d’un deshonneur et de la rupture des relations de confiance mutuelle avec l’entourage proche. La lointaine possibilite d’une poursuite en justice pour tout partenaire de motshelo qui ne tiendrait pas ses engagements, c’est-a-dire amene a comparaitre devant l’un des deux tribunaux de droits coutumiers de Francistown, donne du poids a cette menace. Le modele social sous-jacent au motshelo ressemble a la reciprocite des liens proches de parente — quoique les partenaires d’un motshelo soient par definition des personnes avec lesquelles ont n’est justement pas apparente. Dans le cas du systeme de vente a temperament, par contre, le non-respect du plan de paiements convenu entraine simplement la recuperation des marchandises, souvent apres que les paiement effectues correspondent a un total qui depasse la valeur courante des marchandises en question, comme nous l’avons explique plus haut).

 

Fig. 9. Une couturiere independante, dont l’emplacement de travail choisi — juste en face du Furniture Mart de Francistown — est tolere. (Incidemment, on notera le mot afrikaans “breekbaar” — fragile — sur la boite en carton, indice de la domination economique sud-africaine au Botswana.)

 

Plutot que de l’appeler “credit rotatif”, on aurait pu donner plus justement le nom de “location-achat” au motshelo (qui signifie ajournement, mais aussi loterie). Dans le systeme pratique par les firmes commerciales, les risques de ne jamais acquerir definitivement les marchandises — et de voir l’argent investi, totalement perdu lors de leur recuperation — sont beaucoup plus grands que le risque des partenaires d’un motshelo ne payant pas ce qu’ils doivent lorsque vient leur tour, en depit du fait que les contributions a un motshelo tendent a etre plus elevees que celles liees a un systeme d’achat par paiements echelonnes (quoique les montants dependent naturellement ici de la valeur de l’article achete). Il est courant que les gens investissent dans un motshelo entre un quart et la moitie de leur salaire mensuel: meme des firmes d’ameublement pratiquant des taux usuraires refuseraient le risque de faire credit a des clients consacrant une si large part de leurs revenus a leurs paiements mensuels. Comme point de contraste ultime, le motshelo peut etre depeint comme une strategie d’entre-deux: la masse d’argent que les gens recoivent quand vient leur tour peut etre effectivement utilisee pour la consommation individuelle ou celle de la famille nucleaire, mais elle permet aussi potentiellement de remplir certaines obligations vis-a-vis de la parente, tels des frais de funerailles, des factures d’hopital, des depenses scolaires, etc. A l’oppose, le systeme des paiements echelonnes (s’il aboutit a une conclusion heureuse) est invariablement et exclusivement un moyen fourni a des individus d’accumuler des biens materiels durables.

            Toutes ces considerations budgetaires peuvent donner l’impression que la motivation principale des acheteurs a s’engager dans des plans de paiements echelonnes, est leur manque — temporaire ou structurel — d’argent liquide. Or d’autres raisons entrent en jeu, qui sont tout a fait typiques de la dimension culturelle du consumerisme. De facon significative, les principaux magasins d’ameublement preferent ne pas avoir affaire a des clients capables de payer comptant: le plan de paiements echelonnes n’est pas une simple technique financiere, c’est une institution centrale dans la culture de consommation de l’Afrique australe. Il est plus que probable que ce caractere central provient des effets que mentionnes plus haut: le faconnement de la personne du consommateur est en competition avec les obligations vis-a-vis des proches parents, affaibli progressivement les liens de parente et transformla temporalite. Les acheteurs de ces grands magasins sont, en outre, prisonniers des canons d’une esthetique locale sans alternative et imposant les achats de meubles dans un secteur formel abusivement couteux. Or des articles similaires — souvent de qualite superieure et meilleur marche, meme par rapport aux prix nets theoriques de Town Talk ou de Furniture Mart — sont fabriques localement dans de petits ateliers de Francistown, dont les proprietaires appartiennent a la communaute d’immigrants zezourou originaire du Zimbabwe, parlant le shona et mal consideree socialement. Malgre, donc, la possibilite de trouver ce qu’ils recherchent, et en mieux, dans ces multiples petits ateliers, les consommateurs debutants des classes moyennes et populaires de Francistown se sentiraient tout simplement deshonores de s’y fournir; il leur serait par ailleurs impossible de jamais revendre les articles qu’ils y auraient acquis, meme en acceptant d’y perdre beaucoup. Quoiqu’ils remplissent admirablement leur role utilitaire et soient judicieusement adaptes aux formes et aux mouvements du corps humain (comme c’est le cas de tout meuble bien fabrique), les produits du secteur informel sont prives de toute valeur symbolique positive telle que definie par le gout du jour.

            Il faut signaler toutefois un fait d’importance: a la fin des annees 80, on a vu apparaitre une alternative a l’exploitation consumeriste des deux grandes firmes d’ameublement: Rudy’s, un grand magasin d’un nouveau type, quoique d’allure assez semblable a ses rivaux, installe en face du New Mall de Francistown. Son proprietaire, allemand d’origine, prefere les ventes au comptant, ou alors convient de versements echelonnes proportionnels aux taux courants des emprunts bancaires; aussi bien est-il devenu le heros de toute une categorie de petits acheteurs — des jeunes notamment — qu’on appelle pompeusement “consommateurs”, ou qui souhaitent etre considerer tels. Du fait qu’il s’agit d’un Blanc, et que son magasin est strictement formel d’apparence, les marchandises qu’il vend ne sont pas affectees des connotations negatives qui jettent l’opprobre sur les stocks des Zezourou. C’est grace au Rudy’s que Mary a realise son reve de s’acheter a temperament une garde-robe moderne.

            Cet acte peut etre vraiment considere comme le couronnement de ses efforts pour devenir, pas a pas, une consommatrice urbaine. La garde-robe represente la seule fonction qui ne soit pas prefiguree dans l’espace historique de son village kalanga; et c’est justement la raison pour laquelle elle se devait d’en posseder une. Elle ne pouvait, d’autre part, se permettre d’etre la risee de ses compagnes de travail ou de ses cohabitants de parcelle, et acheter une simple imitation zezourou d’un “vrai” meuble. Il lui est impossible a present de revenir en arriere, et la maison de bois, d’argile et de chaume qu’elle a fierement batie de ses mains, trois ans seulement auparavant, appartient desormais au passe. Avec son maigre revenu d’a peine 200 Pula par mois, il lui faut aujourd’hui explorer le monde et en assimiler le gout global. Elle realise cela par l’acquisition d’une garde-robe en contre-plaque, exemplaire de cette esthetique imitative et de troisieme typique de la classe moyenne des annees 50 en Europe. Et cependant, “la chambre de Mary” n’est pas uniquement un refuge citadin loin du village, avec totale adoption de comportements urbains et globaux. Mary s’est engagee, de facon tres intense et dans un style absolument propre, dans un processus de bricolage unique. A ce niveau plus personnel, sa retraite vers la ville est avant tout une retraite en elle-meme. Tout se passe comme si elle tirait a elle les murs de l’etroite chambre ou elle loge, meme si ce n’est qu’une petite piece louee dans une maison normalement destinee a lui appartenir. Elle en tire a elle les murs de facon a ce qu’ils se rapprochent toujours plus et l’entourent, dans une quete double de protection et d’identite. Cet espace prive miniature devient alors charge de sens, pas seulement en reference a des modeles globaux de signification mais par la projection, sur cet espace urbain dument meuble d’articles de consommation, de distinctions rurales consacrees par un usage tres ancien et definissant la fonctionnalite des lieux de vie selon les exigences et les besoins stricts, physiologiques du corps humain. En tant que consommatrice neophyte dans un monde global, Mary embellit sa chambre en y apportant certains modeles de signification choisis selectivement parmi ceux qu’elle a connus dans son chez elle de jadis, son village. Elle sait que desormais etre et se sentir “chez soi” sera limite a ce petit espace qu’elle a cree elle-meme a la force des poignets, qu’elle s’est creuse a patients coups de griffes.

Conclusion

Dans ce texte, j’ai explore quelques aspects d’un passage individuel entre, d’une part, la vie dans un village africain — avec son niveau tres bas d’acces aux biens dits “modernes” — et, d’autre part, la vie urbaine, ou se sont, au contraire, grandement accrus le confort et l’acquisition des divers articles et produits de consommation. La methode adoptee par moi a inclus une etude de cas longitudinale, ou l’on suit pendant plus de cinq ans une jeune femme du Botswana actuel. La base de l’application de cette methode a ete etablie au cours de toute une annee de travail sur le terrain dans la ville de Francistown (1988-99), avec en outre de courts sejours ulterieurs, une ou deux fois l’an, qui ont permis de renouveler et d’adapter des reseaux de relations et de communication dans la ville meme et entre la ville et le monde rural, des reseaux plus vastes que ceux de notre protagoniste.

            Quoique l’histoire de Mary soit specifique, et meme unique, son sens general tend a esquisser un modele largement applicable actuellement en Afrique: celui du passage d’un style de vie villageoise a des formes urbaines de consommation individuelle. Les variables principales de ce modele peuvent etre rendues explicites, d’une part, en montrant le contraste tranche entre les deux situations types ideales de l’Afrique contemporaine — le village et la ville — et, d’autre part, en mettant en evidence la facon dont Tutume,comme village, et Francistown, comme ville, s’ecartent de ces deux types ideaux. L’histoire de Mary est celle d’une migration relativement reussie vers la ville, avec un detachement par rapport aux activites de production rurales (en d’autres mots, une proletarisation) et une reorientation vers un style de vie citadine (autrement dit, une urbanisation).

            Le village de Tutume d’ou est partie Mary correspond a un environnement rural relativement standard dans l’Afrique actuelle: il presente un systeme de parente plus ou moins viable et sert de base a un ensemble de significations locales specifiques, a savoir, le soutien materiel et moral entre gens de la meme parente, l’accomplissement de realisations productives autonomes, la reclusion des jeunes meres, et un sens particulier de l’espace et du temps. L’identite des femmes y est definie en reference a des valeurs locales (la parente, les activites personnelles de production et de reproduction), et non par les soins et le souci de l’apparence du corps feminin en reference a des valeurs cosmopolites et bases sur l’emploi de toute une gamme de produits commerciaux onereux. Cependant, meme dans les villages, des significations cosmopolites sont a present repandues par le discours d’organisations formelles (l’ecole, l’hopital ou l’eglise) reliees a des organisations centrales ayant leur siege dans des villes plus ou moins eloignees. Il existe une dependance locale croissante a l’egard de biens et de services monnayes (l’ecole, le gardiennage prescolaire, les vetements, l’usage de detergents pour la lessive et le menage). Etant donne la rarete des ressources locales en argent liquide, cela signifie qu’on ne peut plus satisfaire sur place aux obligations vis-a-vis de sa parente: ceux qui sont soutiens de famille se voient donc progressivement chasses vers les villes. Il en resulte que les significations axees sur le village ont de plus en plus de mal a rivaliser avec les valeurs citadines monetarisees. Parti de chez lui pour remplir ces obligations envers sa parente traditionnelles au village, le travailleur migrant peut tres bien se trouver immerge dans une sphere de consommation urbaine aux valeurs incompatibles avec celles des liens parentaux. Entretemps, ceux dont le soutien, desormais souvent monetaire, est le plus attendu, peuvent reporter sur d’autres membres de la famille la charge quotidienne de leurs dependants (les enfants, par exemple), et donc de se liberer peu a peu d’un emploi citadin a plein temps.

            A ce modele general, usuel dans de nombreuses regions de l’Afrique subsaharienne d’aujourd’hui, il y a lieu d’ajouter des traits specifiques lies aux dimensions concretes de temps et d’espace de notre enquete (debut des annees 90, village de Tutume, nord-est du Botswana). Entre autres traits, signalons: un ecosysteme en declin, des communications aisees avec la ville et, en opposition avec l’identite ethnique et linguistique tswana dominante au Botswana, une forte identite ethnique et linguistique kalanga. A en juger d’apres les details de l’histoire de Mary, le systeme de parente kalanga a pris une forme peu favorable aux femmes, specialement les (ex-)epouses ou les filles. Plus generalement, Tutume appartient a un environnement social rural dans lequel l’integrite du corps de la femme subit souvent des agressions de la part d’etrangers au village. Combines a des pressions economiques, ces facteurs peuvent conduire les individus, et les femmes en particulier, a une urbanisation plus ou moins permanente, ainsi qu’a la perte du particularisme ethnique en faveur d’une culture nationale et sans signes ethniques distinctifs, qu’on pourrait appeler “culture du Botswana”. Cet ensemble de choses explique peut-etre pourquoi, au Botswana, les individus urbanises, et a nouveau surtout les femmes, deviennent des consommateurs et consommatrices a part entiere; mais cela nous aide en tout cas a comprendre pourquoi l’attachement a une vie sociale et culturelle villageoise joue si peu pour les en empecher.

            A plusieurs autres points de vue, l’univers urbain dans lequel Mary penetre progressivement est typique de la vie citadine africaine moderne. On y voit a l’oeuvre le jeu mutuel, desormais familier, entre les secteurs formel et informel du marche de l’emploi et de celui des biens de consommation. On y constate aussi un haut degre de pluralisme ethnique et linguistique, ainsi qu’une dominance relative de certaines organisations formelles. Ces dernieres suscitent et entretiennent une prise de conscience generale de certains modeles de carrieres qui peuvent etre accomplies dans le secteur formel, modeles que les jeunes citadins cherchent tout particulierement a imiter. Le systeme de parente parait offrir aux migrants de fraiche date une structure urbaine d’accueil, donnant forme a certains types de relations ville/village. Des alternatives concretes au systeme de parente sont offertes, par ailleurs, aux nouveaux arrivants, tant par les multiples Eglises urbaines ou ils n’auront que l’embarras du choix, que par le lieu de travail qui sera le leur: ce sont des lieux ou ils pourront trouver, a la fois, et une structure d’accueil et un groupe de reference — qu’on pourrait considerer, de facon superficielle, comme une parente fictive. Ordinairement, hommes et femmes en cours d’urbanisation ne suivent pas la meme trajectoire. La ville, tout en detruisant largement l’ancrage social a base rurale, est le lieu d’une proliferation de nouvelles manieres de se situer socialement, par l’appartenance a telle ou telle classe selon le capital qu’on se sera constitue et selon certaines distinctions socio-economiques precises. Il est des lors imperatif que celui qui reside en ville fasse preuve d’un style de vie le demarquant nettement du village, et articule autour de la consommation de biens et de services. Il devra aussi temoigner d’une realisation personnelle sur le marche urbain du logement, qu’il construise son logement ou le loue. Cette consommation citadine est amorcee et facilitee par un secteur de vente au detail bien visible et largement developpe, ou des commerces de bas etage attirent une clientele debutante et inexperimentee, voire insolvable. L’ensemble complexe du consumerisme urbain est sous-tendu par une ouverture aux modeles internationaux et globaux de la consommation, tdans les interpretations locales que presentent les medias (radio, television, magazines de luxe sur papier glace) ou tout autre moyen de communication ou d’information (catalogues de vente par correspondance, vitrines de magasins). Meme pour le citadin le moins aise, les arrangements mutuels de credit rotatif et de location-achat rendent possibles, a intervalles reguliers, des depenses substantielles dont la plupart concernent l’acquisition de biens de consommation. Ces facteurs sociaux et economiques se combinent pour amener une sorte de repli de l’individu sur un modele d’identification limite a la realisation de soi, celle-ci dependant d’activites de consommation strictement personnelles et etant correlative d’une distance a l’egard de toute obligation liee a la parente.

            A ces caracteristiques generales, le Francistown du debut des annees ’90 a ajoute les traits specifiques suivants: un marche de l’emploi en pleine expansion (la ville meme est, comme telle, le fruit d’un boom economique), une grande capacite a absorber la main-d’oeuvre migrante et des relations de travail conflictuelles favorisant l’emploi des femmes. Tout ceci a a favorise la constitution d’un secteur formel solidement etabli, la promotion de revenus et de depenses de type individuel et, en particulier, l’emergence de milieux de travail entierement feminins, nouveaux groupes de reference stables et etroitement soudes. Le systeme d’entraide au logement represente par la SHHA est devenu un canal important de formation de capital, soit par des individus isoles, soit par des familles nucleaires. Un malaise persistant dans les relations entre les Africains et les organisations formelles a toutefois fait dependre le bon fonctionnement d’institutions municipales lucratives telles la SHHA d’une sorte d’habilete ou de debrouillardise citadine et de l’experience urbaine plus ou moins grande des personnes concernees. La relative securite du marche de l’emploi a produit un haut degre de proletarisation — autrement dit: l’urbanisation bien etablie de toute une population ne dependant plus, et coupee, de tout “arriere-fond” rural. Ces citadins accomplis croient des lors souvent pouvoir se permettre d’utiliser le langage de la parente, non comme une reelle structure d’aide et de soutien equilibrant les ressources accumulees au benefice d’un parent plus pauvre, mais, au contraire, dans la parodie d’une structure urbaine d’accueil offerte soi-disant a un membre de la famille fraichement debarque de sa campagne, comme une structure d’exploitation au profit de telle personne qui est deja riche. Etant donne la difference historique de reponses face a la modernite selon le genre des sujets concernes (les femmes kalanga veillent aux divers besoins des etrangers males arrivant en ville, tandis que les hommes kalanga ont tendance a se tenir a l’ecart de l’espace urbain), il est comprehensible et logique que, dans les situations de la vie publique de Francistown, l’identite ethnique et linguistique kalanga ait cede le pas a l’identite ethnique et linguistique tswana, dominante au Botswana comme nous l’avons vu. Ceci indique deja que, specialement dans le cas des femmes, se rabattre sur une structure urbaine d’accueil basee sur la parente n’est pas le comportement qu’on aura le plus de chance de rencontrer chez ceux et celles qui commencent a s’urbaniser: ils ou elles exploreront plutot les alternatives offertes par telle ou telle Eglise ou par le lieu de travail. Dans ce contexte ou le genre auquel on appartient a une valeur determinante, on ne sera pas surpris de voir que la consommation de produits de toilette destines aux soins du corps feminin soit devenue une source majeure et le point focal d’une identite socialement negociable. Les femmes de Francistown ont eu tendance a ne pas s’en contenter, et a continuer a accumuler toute une serie de biens divers fort au-dela de la simple toilette. Elles ont pu atteindre ce but grace a la combinaison d’une extreme austerite personnelle dans la consommation de base (nourriture et logement) d’un emploi dans un secteur formel relativement abondant et stable. En realite, l’accumulation d’articles tels que les vetements, les articles de mobilier et les ustensiles de cuisine n’est encore qu’une partie d’un projet plus large, celui d’une definition toujours croissante d’une identite personnelle selon les modeles aujourd’hui disponibles de la modernite et du succes. De la, l’utilisation avide par les femmes des services urbains d’education, lesquels, au Botswana, sont abordables financierement et peuvent etre combines sans peine avec un emploi a plein temps dans le secteur formel. De jeunes adultes desavantagees au depart du point de vue scolarite, peuvent ainsi, avec realisme, desirer “faire carriere” dans le secteur en question.

            Si ce qui precede donne un apercu sommaire, de la structure statique et formelle, que Mary a rencontree comme adolescente, son cheminement progressif de la petite villageoise a la consommatrice urbaine incarne une dynamique de mouvements d’avancee et de repli entre les differents refuges offerts au sein de cette structure, tour a tour au village et a la ville. En adoptant alternativement les refuges en question comme des sortes de “nids” ou de “niches” provisoires, Mary les modifie, les adaptant a l’evolution de ses besoins et au deploiement de son identite propre. Loin d’etre un simple mouvement oscillatoire entre les positions, en apparence fixes et stables, qui seraient definies par une pure juxtaposition de la ville et du village, l’historicite du cheminement de Mary opere des changements discrets mais cumulatifs dans ses situations successives et dans la reponse qu’elle leur donne. Quand elle revient a Tutume, apres son bref premier sejour a Francistown, elle n’est plus une jeune fille, elle est devenue une jeune mere. Quelles que soient l’intensite et l’application avec lesquelles elle embrasse a nouveau les roles productifs et reproductifs — et, a ce titre, generateurs de valeur — prescrits par l’environnement villageois, elle est bientot propulsee a nouveau vers la ville afin d’y remplir la fonction de soutien de famille. A sa seconde arrivee a Francistown, l’exploitation dont elle fait l’objet de la part de membres de sa proche parente ne la paralyse plus cette fois, mais au contraire — venant converger avec les defis et promesses decouverts dans le nouveau groupe de reference qu’est son lieu de travail exclusivement feminin — renforce en elle une image precise de la reussite, l’amenant a etre, dans le meme temps, et une travailleuse particulierement efficace, et une etudiante, et une consommatrice.

            Comment interpreter cette metamorphose de Mary? Une premiere perspective y fait voir sa tentative pour ainsi dire magique d’apprivoiser son exil urbain. Mary domestique cet exil, l’enchante, lui imprimant les modeles de son monde rural, naguere familier. Dans le meme mouvement, Mary, fuit, pourtant, son enfance et sa jeunesse villageoises. Son histoire, bien plus que celle de sa transformation en consommatrice a travers des oppositions faciles et partisanes, est celle du deploiement graduel de ses potentialites. Elle s’ouvre pas a pas au monde et lui laisse investir pas a pas le champ de sa propre conscience. Son identite propre se deploie dans cet univers nouveau, s’incarne dans le detail anatomique et physiologique de son corps de femme amene a la reproduction sans amour ni soutien, agresse et affame dans un environnement sans confort, puis trouvant, a la fin, un abri dans une chambre de la ville confortable et chargee de sens par les efforts de sa locataire, un corps progressivement pare de dignite, vetu de liberte et d’espoir.

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* Un travail anthropologique sur le terrain, tant a Francistown (principalement dans et a partir d’une zone residentielle de la SHHA) que dans des regions rurales environnantes, a ete mene entre novembre 1988 et novembre 1989, ainsi qu’au cours de sejours plus brefs qui ont eu lieu, une ou deux fois l’an, des 1990. Je tiens a dire ici la dette de reconnaissance que j’ai envers le Ministere du Gouvernement Local, des Territoires et du Logement de la Republique du Botswana, et en particulier vis-a-vis de sa Section de Recherches Appliquees (Applied Research Unit), pour avoir si obligeamment facilite mes recherches, ainsi qu’envers le Centre d’etudes africaines de Leiden pour le soutien institutionnel et financier qu’il a apporte a la recherche et a la traduction francaise de cet article. Dans le cadre de cette traduction je dois aussi remercier la traductrice, Mme Pascale de Villiers, et Danielle de Lame pour ses suggestions editoriales. Je dois cependant remercier surtout mon epouse Patricia, qui a partage les affres du travail sur le terrain en ville, et qui a accueilli Mary comme notre propre fille adoptive. Inevitablement, on sera amene a se demander si notre implication personnelle dans la vie de Mary n’a pas ete trop grande, entrainant donc une intimite, une proximite excessive, ou au contraire n’est pas restee moralement trop distante – question qui s’applique sans doute a toute observation authentiquement participative (cf. van Binsbergen 1979). Mon intention a ete de presenter un portrait de Mary dans le temps, realise sur base de toute information qui fut disponible et jugee pertinente, sans la depeindre autrement que comme etre humain et semblable. Si je n’y suis pas parvenu, je lui en demande sincerement pardon, comme aussi a quiconque pourrait s’identifier a elle, et je promets d’essayer de mieux faire a l’avenir.

[1] Voir l’expose classique de van Velsen (1969).

2 Le mot “tribal” peut faire question dans le contexte anthropologique contemporain; cependant, huit “tribus” constituant le groupe general tswana ont ete dument repertoriees dans la constitution du Botswana (Republique du Botswana 1982, 1983), et l’emploi du mot “tribu” qu’on trouvera eventuellement dans mon texte n’est que le reflet d’un usage quotidien dans le parler courant du pays.

3 Dans l’Afrique australe, un shebeen est un bar tenu dans une maison privee ou dans la cour de celle-ci. Dans le Botswana independant, des arrangements de ce type sont tout a fait licites, et donc exempts des connotations de criminalite et de licence morale que le terme “shebeen” a dans d’autres contextes de l’Afrique australe.

4 D’autres facteurs ont joue, bien entendu. Si Francistown a une histoire unique du point de vue de l’emploi urbain, la ville montre la meme incidence elevee de femmes chefs de famille que la plupart des villes de l’Afrique australe et centre-australe; et, a travers tout le Botswana actuel, une majorite d’enfants sont nes hors mariage.

5 Et, par extension, de l’habitant moyen du Botswana, – car le schema de type SHHA est un schema national, en aucune facon limite a Francistown.

6 Dans le Botswana d’aujourd’hui, il n’est pas inhabituel que des gens, bien que parlant l’ikalanga, choisissent de donner a leurs enfants des noms setswana.

7 Ceci est a nouveau un terme setswana courant parmi ceux dont la langue est l’ikalanga.

8 Il convient de preciser ici, pour eviter que le lecteur ne nourrisse de fausses idees concernant les pratiques d’hygiene usuelles en Afrique australe, que ce souci de la proprete corporelle ne differe qu’aux points de vue du confort et de la sociabilite par rapport aux deux bains froids quotidiens pris ponctuellement par Mary dans sa petite chambre surencombree, – bains pour lesquels elle doit d’abord aller chercher un grand nombre de seaux d’eau, qu’elle porte sur la tete et generalement dans l’obscurite.

9 Sur la procedure legale et ses pieges en cas de poursuite en justice pour la demande d’une pension alimentaire, cf. Molokomme 1991.

10 C’est en realite moins etonnant qu’il n’y parait. Il y a une affinite fondamentale du point de vue de la structure entre une ferme kalanga a l’ancienne, comme celle de TaLawrence (cf. diagramme 2), et la maison que TaJulia, utilisant un plan de base assez courant et conforme aux stipulations de la SHHA, a construit sur ce qui etait a l’origine la parcelle de Mary.

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11 Ainsi que l’a fait remarquer mon collegue economiste Henk Meilink, ceci ne pourrait etre le cas que si l’interet pratique excedait le taux d’inflation qui, quoique spectaculairement plus bas que celui de la plupart des pays d’Afrique au debut des annees 90, etait loin d’etre negligeable au Botswana: “L’inflation domestique s’est accrue de facon constante, avoisinnant les 11,6 % l’an en 1988-92; cependant des estimations non officielles indiquent qu’elle a ete notablement plus elevee.” (Brown 1994: 174) Mon impression est que les taux d’interet en question excedent les 10 % l’an; toutefois, une recherche ulterieure approfondie s'avererait ici necessaire.

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